Ma mère est décédée à l’âge de 96 ans. Dans une institution.
Elle priait pour que Dieu vienne la chercher. Elle était très lucide, mais le corps l’était moins. Outre sa hanche qui ne la soutenait plus, elle nécessitait une attention constante comme pour manger. Elle souffrait de solitude. Elle qui avait été active toute sa vie, entourée par la famille et ses amis, elle participait à plein d’activités communautaires. Elle a été autonome très longtemps et vivait dans une résidence privée.
Je me souviens, elle avait 85 ans, et m’avait confié qu’elle souffrait de solitude, qu’elle souhaitait que Dieu vienne la chercher. Ses amies étaient décédées. On ne pouvait imaginer combien chaque décès lui avait causé un immense chagrin. Un deuil foudroyant. De telle sorte qu’elle se retrouvait seule. Les journées à végéter dans sa chambre lui paraissaient atrocement longues. Sa vue ayant faibli, la lecture et la télévision, ses dernières amies, lui avaient faussé compagnie.
Je me souviens d’avoir tenté de la persuader de se faire d’autres amies de son âge. Encore lucide, d’une belle apparence, d’une conversation articulée et encore autonome, elle avait toutes les qualités requises pour nouer encore des amitiés.
Elle m’avait répondu que chaque décès d’une de ses amies lui avait occasionné une peine indescriptible et que les deuils continuent de la hanter. Elle ne voulait plus se tisser des amitiés qui allaient partir en lui occasionnant encore de ces deuils accablants. Trop souffrant, suppliait-elle !
Elle m’avouait avec un air coquin qu’un richissime vieux monsieur si élégant lui avait proposé le mariage lors d’une soirée dansante. Et pourquoi ne pas finir ses jours à l’aise financièrement avec lui ? Il souffrait de solitude et souhaitait une compagne comme elle. Imaginez le riche prince charmant à 85 ans ! La solution à sa propre solitude ! Un conte de fées !
Elle a refusé !
Elle m’a rappelé la longue agonie de mon père dont elle s’est occupée pendant de nombreuses années. Une tâche incommensurable ! Elle lui était dévouée totalement, lui malade, aigri, hargneux envers tout un chacun et elle en particulier. Une proche aidante en plein découragement, mais fidèle jusqu’à la fin. Une période atroce de sa vie.
« Je ne veux plus revivre cela », m’a-t-elle avoué. « Même avec un homme riche et attentionné. Je ne veux plus être une aidante. Surtout à mon âge.»
J’ai compris ses choix. La solitude peut être voulue même à contrario. Vous pouvez la choisir à cause de la haine de la souffrance.
La solitude a beaucoup de visages. Elle peut être entourée d’une foule. Même un couple peut vivre la solitude. Elle peut être subie. Elle peut être voulue. Pour bien des gens, elle peut être un moindre mal. Comme pour ma mère. Mais son Dieu a mis bien du temps à venir la chercher.